LE SANG IMPUR EST-IL RACISTE ?

Débat entre deux philosophes

Roger-Pol DROIT « on a l'impression que le « sang impur » fait tache, si l'on ose dire. Son interprétation a fait couler beaucoup d'encre, et la polémique n'est pas close. Il semble bien, en tout cas, qu'il soit faux d'y voir un racisme, l'affirmation d'une quelconque infériorité biologique des ennemis. Dans le vocabulaire des révolutionnaires, de Marat à Hébert, le « sang » est moral et politique : celui des républicains est « pur », c'est-à-dire vertueux, celui des monarchistes « impur », c'est-à-dire vicieux. Si un soldat ennemi déserte et passe aux troupes républicaines, « le sang de ses veines s'épure, et il cesse d'être un esclave », soulignera Jaurès - meilleure preuve que ce n'est pas une affaire corporelle ou physiologique...

Michel SERRES « ces paroles ignobles de la Marseillaise où on parle du sang impur des ennemis, qui est un mot d'un racisme tel qu'on devrait avoir honte de l'enseigner aux enfants... Ce n'est pas seulement un imaginaire raciste, c'est une tradition qui a été si longue qu'elle a fondé beaucoup de traditions politiques, beaucoup de philosophies du droit. ».

Le différend s'explique si on saisit la variation d'interprétation du "sang impur" au cours de l'Histoire.

Avant la Révolution, l'expression, omniprésente dans les débats intellectuels de l'époque, marquait une discrimination sociale et raciale. Pour conserver leurs privilèges, des nobles affirmaient en effet que les Français étaient soi-disant séparés en deux races distinctes : les nobles descendants de la race « pure » des envahisseurs Francs venus de Franconie en Germanie au V° siècle, et le peuple du Tiers-Etat au « sang impur », descendant des Gaulois. C'est dans cette « querelle des deux races » qu'Hannah Arendt pensait devoir « chercher les germes de ce qui devait plus tard devenir la capacité du racisme à détruire les nations et à annihiler l'humanité. »

Dans la Déclaration Universelle de 1789, les révolutionnaires proclament : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. ». Comme l'explique Roger-Pol Droit, les révolutionnaires se revendiquent d'un « sang pur », ce qui signifie vertueux, dans un sens moral et politique.

"J'ai traversé, pur, la Révolution..." Claude Rouget de Lisle

Comme le montrent toutes les citations de l'époque, ils retournent l'expression « sang impur », au sens de corrompu, sur les ennemis, français ou étrangers, de la Révolution :

« Par toute la France le sang a coulé mais presque partout cela a été le sang impur des ennemis de la Liberté, de la Nation et qui depuis longtemps s'engraissent à leurs dépens » Napoléon Bonaparte

« Le «sang impur» fait référence au sang des rois et des aristocrates, pas des peuples étrangers »explique l'historien Patrice Gueniffey, pour qui la Marseillaise était donc « le contraire d'un chant raciste» (ce qui n'enlève rien à la violence de l'hymne, mais ceci est un autre débat).

Loin de tout racisme, les citations montrent que l'expression s'applique indistinctement à tout ennemi :

- les armées étrangères et royalistes « Cette partie de la République française présente un sol aride, sans eaux et sans bois. Les Allemands s'en souviendront; leur sang impur fécondera peut-être une terre ingrate, qui en est abreuvée. » Discours du général Dumouriez à la Convention, octobre 1792

- les révolutionnaires riches ou tièdes :« Tout homme qui calcule ce que lui revient une terre, une place, un talent et qui peut un instant séparer cette idée de celle de l'utilité générale...tout homme qui a des larmes à donner aux ennemis du peuple, qui ne réserve pas toute sa sensibilité pour les victimes du despotisme et pour les martyrs de la liberté ; tous les hommes ainsi faits, et qui osent se dire républicains, qu'ils fuient le sol de la liberté, ils ne tarderont pas à être reconnus et « l'arroser de leur sang impur »... »Fouché, cité par Stefan Zweig

- les contre-révolutionnaires « J'ai démontré la nécessité d'abattre quelques centaines de têtes criminelles pour conserver trois cent mille têtes innocentes, de verser quelques gouttes de sang impur pour éviter d'en verser de très-pur, c'est-à-dire d'écraser les principaux contre-révolutionnaires pour sauver la patrie. » Jean-Paul Marat, Journal de la République française, le 7 novembre 1792.

- les révolutionnaires lyonnais opposés aux Jacobins et Montagnards parisiens : « Oui, nous osons l'avouer, nous faisons répandre beaucoup de sang impur, mais c'est par humanité, par devoir... » Lettre de Fouchéà la Convention, 27 décembre 1793, cité d'après A. GERARD, Par Principe d'humanité..., Paris 1999, p. 25.

- les insurgés vendéens :« La Patrie ... vous confie le commandement d'une armée Républicaine... C'est à vous qu'est réservée la gloire d'achever de les exterminer. Frappez simultanément et frappez sans relâche jusqu'à ce qu'enfin cette race impure soit anéantie. »Billaud-Varenne, Barère.(12 décembre 1793,à un général en mission en Vendée)

- les révolutionnaires opposants, ici le triumvirat Billaud-Varennes, Barère et Collot d'Herbois après sa chute :« Vous venez de frapper du décret d'accusation des députés arrêtés le12 germinal et le 1er prairial : par quelle funeste indulgence, en frappant les complices du triumvirat, avez-vous épargné les criminels qui le composaient, Collot d'Herbois, Billaud -Varennes et Barère ? Vous les avez condamnés à la déportation, mais ce décret ne s'exécute pas ; et d'ailleurs avez-vous le droit de souiller une autre terre d'un sang aussi impur? » Rouyer, Journal des débats et des décrets, Volume 66,1795

Nous regrettons que cette interprétation - du sang de l'ennemi - ne soit quasiment jamais enseignée à l’École. A cause de cela, la plupart des Français comprennent l'hymne, soit de façon instinctive avec le sens usuel et raciste du « sang impur » - ce qui explique les propos de Michel Serres - soit de façon erronée (ex le sang du peuple français, ou des métis), souvent parce qu'ils ne peuvent concevoir que leur hymne puisse contenir une parole raciste.

Les propos de Michel Serres sont confortés par les nombreux cas, où, du XIX° au XXI° siècles et en reprenant l'imaginaire de leur hymne, les français combattent d'autres peuples et désignent de « sang impur » :

- leurs ennemis allemands :

« Les français bientôt en armes arrivent... La fusillade crépite ; On poignarde, on décapite, Et le sang impur coula... Ah bravo bravo, petite ! Ils ne sont plus là ! » Les tristesses et les gloires, poèmes populaires de la grande guerre, p 55, 1915

- « N'entendons-nous pas mugir, dans les campagnes, de féroces soldats ? Ils égorgent les femmes, les enfants ; ils violent, ils mutilent, ils écartèlent ! Le sang qui coule dans les veines de ces barbares est bien un sang impur, épais et qui charrie les plus sauvages instincts. » Maurice Donnay, de l'Académie française (Le Figaro, 1915)

- « Sois sans peur et sans reproches Et, du sang impur des Boches, - Verse à boire ! -Abreuve encor nos sillons !Buvons donc ! Nous avons soif de vengeance Rosalie ! verse à la France,- Verse à boire ! -De la Gloire à pleins bidons ! »Rosalie,chanson de Théodore Botrel,1915

- leurs anciens colonisés, y compris leurs troupes coloniales :

« Cette représentation d'une tête coupée est ... peinte en rouge en dessous pour figurer le sang impur du vaincu » (du Maure) George Sand, 1841

« Le sang impur du nègre en épaissit les traits... » André Ruyters, 1911

« "Aux armes, citoyens qu'un sang... impur abreuve nos sillons." Ce sang versé par des Africains pour la France, ce sang dont les terres d'Afrique se sont déjà tellement abreuvées.» Capitaine Barril (ancien commandant du GIGN)

« ...113.000 « indigènes de la République » tombés sur le champ d'honneur, abreuvant durablement les sillons de France de leur « sang impur » ». René Naba, responsable du monde arabo-musulman au service diplomatique de l'AFP

- leurs ennemis d'aujourd'hui en Afghanistan : "ils n'ont cependant pas prêché qu'un sang impur, celui des talibans, abreuve les sillons afghans". LE CASOAR, oct 2010, (par un général français, dont les propos ne peuvent être accusés de racisme, car les talibans ne forment pas un groupe ethnique)

Par contrecoup, nos anciens ennemis ou colonisés se sont sentis désignés par cette expression :

« La Marseillaise appelait toujours à verser notre sang impur. » Belkacem Ould Moussa, Les Chemins de l'Indépendance, Sindbad Urope, 1999

« Ce « sang impur »,c'est le mien. Du sang d'Algérie, du sang d'Africain » Booba.

« Le prof... nous mettait debout pour chanter La Marseillaise tous les samedis après-midi... Si des adultes algériens nous avaient entendus, ils nous auraient lapidés ! Je me souvenais combien ce chant était détesté en Algérie ! « Qu'un sang impur abreuve nos sillons», c'était nous ! » Mehdi Charef, cinéaste et écrivain.

« Figurez-vous que j'ai bien réussi à apprendre la Marseillaise à ces gamins. Cela n'a pas été facile, ils ... étaient souvent persuadés que le « sang impur », c'était le leur! Il a fallu que je leur explique que Rouget de Lisle n'avait jamais vu un Arabe de sa vie... » Jean-François Chemain, enseignant et auteur de « Kiffe la Françe »

Quand on est traité de sang impur, la réaction logique est de déclarer son sang pur, et souvent de traiter à son tour ses ennemis d'impur. C'est ainsi que se perpétue, comme le dit Michel Serres « une tradition qui a été si longue qu'elle a fondé beaucoup de traditions politiques, beaucoup de philosophies du droit ».

On ne peut que constater que ce fut le cas d'Hitler dans son obsession de la pureté raciale dès la fin de la première guerre mondiale, obsession adoptée par de nombreux Allemands.

Et c'est clairement en réaction mimétique à la Marseillaise que l'hymne algérien Kassaman, écrit dans une prison d'Alger en 1955, proclame le sang pur des Algériens avant de demander des comptes à la France :

« Nous jurons !... Que même avec le sang noble et pur généreusement versé...
Que nous nous sommes dressés pour la vie ou la mort
Car nous avons décidé que l'Algérie vivra...
Ô France ! voici venu le jour où il te faut rendre des comptes...

Nos braves formeront les bataillons
Nos dépouilles seront la rançon de notre gloire...
Nous lèverons bien haut notre drapeau au-dessus de nos têtes »

Citons pour conclure l'historien Pierre Serna, ancien directeur de l'Institut d'histoire de la Révolution française, au colloque de 2016 sur la Marseillaise :

« En 1792, après 1400 ans de féodalité, 700 ans de soumission à l'ordre ternaire de la société, 300 ans de mise au déni à cause de son sang impur, la nation par l'intermédiaire d'une de ses sentinelles les plus exposées à l'humiliation de ce système, capitaine du génie, a osé retourner l'argument et dire enfin aux nobles que leur sang n'était pas si pur que cela dans un moment d'exaltation, moment de guerre qui n'a rien de sanguinaire, mais surtout grande leçon politique que l'Égalité de tous portait, que les conditions du combat ont cristallisé dans cette expression de " sang impur", expression d'un combat légitime pour effacer la noblesse comme critère de distinction, et au fond perdu car cet argument que l'on croyait éculé va servir quelques années plus tard hélas pour servir de base au racialisme contre les Africains essentiellement et contre le peuple et son mauvais sang encore une fois mais c'est là une autre histoire, celle du 19° siècle raciste, antidémocratique par bien des aspects, plaqué sur un 18° siècle nobiliaire et anti-plébéin dans le carrefour de la volution qui fait exploser tous les cadres anciens pour les réinventer différemment, et c'est là que ce serait une grave erreur qui rend toujours la volution plus incompréhensible parfois, la guerre toujours aussi mystérieuse et qui rend la Marseillaise toujours autant incomprise. »

Une Marseillaise pour les enfants
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